Les dégâts du télétravail

23 mai 2020

Sentiment d’abandon, surcharge cognitive, management toxique aggravé, perte de repères, la généralisation du travail à distance mal préparée augmente les risques psychosociaux.

Le télétravail ne fait pas que des heureux. La généralisation du travail à distance a fait chuter la motivation des salariés. « Du jamais-vu depuis cinq ans », indique l’étude WorkAnyWhere réalisée en avril auprès de 6 500 salariés, publiée jeudi 7 mai. (...)

 « Là où tout se réglait par des interactions de quelques minutes en présentiel, ça prend actuellement des proportions énormes en temps, et en énergie. Habituellement, on règle plein de choses en se montrant les documents, les prototypes. A distance, ça nécessite de s’envoyer un premier mail pour dire qu’on veut se voir. On n’a pas du tout la culture du mail, tout se réglait à l’oral. C’est beaucoup plus long à l’écrit : il y a plusieurs allers-retours, des incompréhensions et des conflits, qu’il ne faut pas laisser perdurer, pour éviter les dégâts irréversibles. Il faut une heure là où ça prenait cinq minutes. Et dès qu’on doit interagir à plus que deux, il faut prendre rendez-vous. C’est une charge mentale supplémentaire très importante. »

« Les salariés parlent d’abandon, de solitude, de surcharge cognitive liée au trop grand nombre d’informations à traiter », Eric Goata, directeur général délégué du cabinet Eleas

Pour beaucoup de salariés, le télétravail est devenu synonyme de tensions, de stress, de burn-out. Au bout de deux mois, il y a déjà un phénomène d’usure. Le nombre de lignes d’écoute de psychologues mises à disposition des salariés a doublé, indique Eric Goata, directeur général délégué du cabinet Eleas, spécialisé dans la prévention des risques psychosociaux : « Les salariés parlent d’abandon, de solitude, de surcharge cognitive liée au trop grand nombre d’informations à traiter, de surcharge de travail, d’un sentiment d’être surveillé à l’excès par les managers, des difficultés à coopérer avec les collègues et de l’impossibilité de concilier vie privée-vie professionnelle ».

Pour François-Xavier, responsable technique projet dans un grand groupe, qui s’exprime sous couvert de l’anonymat, « avec le télétravail, les comportements toxiques sont devenus nocifs. Les managers qui ont besoin de contrôle permanent pour se rassurer, au bureau on passait simplement les voir, mais à distance, c’est plus compliqué à gérer. Aujourd’hui, j’ai dénombré 28 mails du même responsable. Derrière un écran, on est un peu en mode tout-puissant. On n’a pas forcément conscience que ça pèse sur le moral du salarié de se sentir épié tout le temps ».

Les mécanismes de coopération sont altérés en télétravail

Le contrôle du travail est de la responsabilité du manager, mais à distance, cela exige de la confiance réciproque et l’autonomie du salarié, qui ne sont pas acquises d’avance. (...)

Dans une démarche similaire, le cabinet d’audit Mazars a désigné des référents « seniors » pour prendre le pouls des jeunes collaborateurs en télétravail qui pourraient souffrir du manque d’encadrement. « Plus les salariés sont jeunes, plus ils ont besoin d’être cadrés, d’être guidés. En télétravail, ils ont l’impression d’apprendre moins qu’avant. La relation avec le manager manque de spontanéité et de fréquence », explique Célica Thellier, cofondatrice de ChooseMyCompany, l’entreprise d’analyse de données qui a réalisé l’étude WorkAnyWhere.

Selon une étude, 42 % des salariés s’estiment moins reconnus

Le télétravail pose aux salariés la question de la reconnaissance de leur performance individuelle. Dans l’étude WorkAnyWhere, 42 % se disent moins reconnus. D’une part parce que des salariés deviennent invisibles, parce que récemment arrivés ou trop discrets dans la communication collective, ils finissent par être oubliés dans l’attribution des missions. D’autre part, parce que certains profitent du travail à distance pour s’approprier la valeur créée par les autres.

Etant donné le taux de satisfaction des télétravailleurs – plutôt élevé dans les enquêtes d’opinion, jusqu’à 80 % dans la récente enquête Kantar –, ce mode de travail n’est cependant pas rejeté par les salariés. « Un ou deux jours par semaine, c’était bien. Mais là, franchement, j’en ai ma dose », résume François-Xavier. La généralisation du télétravail s’est faite dans une impréparation et un manque de moyens matériels qui restent à régulariser pour devenir durable. Avant le Covid-19, seul un quart des télétravailleurs étaient couverts par un accord collectif

https://www.lemonde.fr/economie/article/2020/05/23/je-ne-veux-plus-teletravailler-franchement-j-en-ai-ma-dose-les-degats-du-teletravail_6040504_3234.html