« J’ai ouvert un ticket »: comment le management formel tue les organisations

07 juillet 2022

(...) Nous avons tous connu les situations folles avec le support technique. Le technicien plein de bonne volonté, pris dans des procédures qui rendent impossible une résolution facile parce qu’informelle du problème. L’appel au numéro unique qui vous amène dans un centre d’appel situé… loin, où vous tombez toujours sur quelqu’un de différent, à qui il faut tout réexpliquer, pour lequel vous n’êtes qu’un emmerdeur.
Ne lui en voulez pas; derrière, son chef le surveille pour que l’appel soit le plus court possible, c’est là-dessus qu’il est évalué. Ils sont anonymes pour vous, vous l’êtes pour eux. « J’ai ouvert un ticket » vous informe-t-on, signifiant par-là la fin de la conversation. Il n’y a plus qu’à attendre. Découpage des tâches en parcelles autonomes et non reliées entre elles, distance entre les acteurs qui ne se connaissent plus, formalisation des processus, fiches à remplir, tout cela au nom de l’efficacité. Mais est-ce vraiment efficace? En apparence oui: la logique règne, chacun est bien spécialisé, les budgets serrés, mais en pratique non: les coûts cachés explosent: lassitude, démotivation, insatisfaction client, baisse de performance, etc. Pendant ce temps-là, la direction générale parle de stratégie.(...)

La formalisation entraîne déresponsabilisation et démotivation

Le découpage des tâches et la distance créée entre ce que vous faites et pour qui vous le faites entraînent une déresponsabilisation des acteurs. « J’ai ouvert un ticket » signifie en substance: « ouf, ce n’est plus mon problème, j’ai réussi à m’en débarrasser » et, pourrait-on ajouter, « On ne peut plus rien me reprocher ».
Du coup le technicien est forcé à passer d’une logique de responsabilité (je vais résoudre le problème) à une logique de conformité (je n’ai pas commis d’erreur, j’ai respecté la procédure). Cinquante ans de sociologie des organisations ont montré que ce qui est conçu comme une «rationalisation » entraîne nombre d’effets pervers et, à terme, la mort de l’organisation. Avec la distance et les règles, on ne subit pas les conséquences de son action, qu’elles soient positives ou négatives. Quelle que soit sa sincérité et sa bonne volonté, le technicien n’est pas impliqué dans son travail car le système est conçu pour qu’il ne le soit pas. (...)

La déresponsabilisation des acteurs, et leur enfermement dans des procédures, amènent à la paralysie du système et à des protestations généralisées des utilisateurs. La façon d’y remédier consiste généralement à nommer un nouveau responsable, à créer un échelon hiérarchique spécialisé avec un manager « à poigne ». Mais cela ne fait qu’aggraver les choses. Car le paradoxe de cette déresponsabilisation c’est qu’on appauvrit par le bas et qu’on staffe par le haut, essayant de compenser la perte en ligne par une sur-administration encore plus éloignée du terrain: le «responsable», terme mal choisi, va simplement ajouter des règles et des procédures, et par sa seule présence, ajouter de la consommation d’énergie et de la perte en ligne (l’ajout d’un niveau de hiérarchie augmente la charge des collaborateurs de 10% environ ce qui est énorme). L’organisation est alors prise dans une spirale du déclin: la formalisation entraîne la déresponsabilisation du terrain, qui mine la performance, ce qui entraîne un nouvel effort de formalisation, et la boucle est bouclée;

Au cœur du problème: la confiance

Mais pourquoi pense-t-on que la formalisation est nécessaire? Tout simplement parce que le management ne fait pas confiance au technicien pour résoudre au mieux, et de façon efficace, les problèmes techniques. L’absence de confiance est le méga-modèle mental du management actuel. Pour que le système soit efficace compte tenu de cette absence de confiance, il faut donc retirer l’initiative au technicien, et son action doit être guidée par des experts qui l’auront formalisée, experts en qui on peut avoir confiance. Pourquoi? Parce qu’ils vont énoncer des règles explicites, donc vérifiables et mesurables. Mais surtout parce que ces règles permettent de ne plus dépendre des humains. La règle, c’est objectif et permanent, tandis que les humains vont et viennent. C’est la logique même de la bureaucratie que de dépersonnaliser l’action collective. C’est parfois une force, mais c’est souvent une faiblesse.

La taille de l’organisation n’implique pas nécessairement une formalisation plus grande

La confiance est donc la clé de la performance de l’organisation. Cela n’a rien de nouveau mais semble complètement perdu de vue par les dirigeants, enfermés dans des logiques de contrôle. Le cercle vicieux par lequel l’absence de confiance entraîne une formalisation qui déresponsabilise et qui à son tour entraîne une baisse de confiance semble difficile à briser, et pourtant c’est la clé(...)
Or l’idée que la croissance d’une organisation entraîne nécessairement la mise en place de processus formalisés n’est qu’une croyance. Ce qui assure la cohérence d’une organisation, qu’elle soit petite ou grande, ce ne sont pas les processus formalisés, car ceux-ci peuvent la détruire, mais ses modèles mentaux profonds. Le manque de confiance est souvent le résultat d’une perte de conscience de ces modèles, et c’est par leur redécouverte plutôt que par une fuite en avant de formalisation, que l’on doit commencer.

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